Les savoir-faire d'Aubusson

"Penser laine": le cartonnier

Les cartonniers sont les maîtres du langage graphique de la tapisserie. Il exécutent le "carton" qui constitue le support de travail des lissiers : il s'agit d'un modèle, l'œuvre d'un artiste adaptée aux dimensions de la future tapisserie – qu'elle soit murale, au sol ou d'ameublement. Glissé sous les fils de chaîne du métier à tisser, il guide l'artisan tout au long du tissage.

"Pour ancienne qu’elle soit, je doute que l’on puisse changer la technique du licier non plus que les métiers à tisser [...] mais les peintres, eux, peuvent varier le style dans la création des cartons, la forme, le sujet, les coloris. [...] Les époques qui ont augmenté le nombre de coloris dans une seule tenture, n’ont pas pour cela augmenté leur richesse. Aujourd’hui, le dépouillement excessif qui vise à la simplicité, risque de nous amener à une pauvreté qui n’est rachetée que par l’apport de la matière tissée, mais sans tirer avantage des vibrations colorées et des valeurs veloutées et chaudes de la laine. Ceci demande une écriture particulière [...] qui n’est à aucun moment, ni une peinture murale, ni un tableau de chevalet agrandi. [...] Et, si le licier collabore à l’établissement d’une œuvre, il faut que la collaboration soit complète, et que le peintre pense "laine", c’est-à-dire que son carton soit conçu exclusivement dans ce but et ne puisse pas être exécuté autrement qu’avec cette matière et qu’il tire le maximum de ce que peuvent lui apporter ses magnifiques qualités."

Louis-Marie JULLIEN (1904-1982).

À l'origine, les peintres fournissent des modèles sous forme d'huiles ou de gouaches, ou encore de peintures en grisaille, laissant au soin des ateliers l'adaptation de la maquette aux dimensions de la tapisseries.

Les peintre-cartonniers transforment une maquette en carton, à l'échelle de la future tapisserie, inversé gauche/droite pour correspondre au tissage sur l'envers. C'est une réécriture de l'œuvre originale adaptée aux spécificités de la technique de la tapisserie, qui donnera des indications de tissage au lissier. Ce travail préparatoire à la tapisserie peut être considéré comme un simple outil que l'on jette s'il est abîmé à force d’être accroché sous le métier, après avoir refait une copie "propre".

Le XXe siècle a transformé la façon d'envisager le carton. La rénovation de la tapisserie initiée par l'École Nationale d'Arts Décoratifs d'Aubusson, puis par Jean Lurçat, a modifié la méthode d'élaboration des cartons. Cela a permis à de nombreux artistes de se former à l'écriture du carton, devenant ainsi de véritables "peintres-cartonniers" intégrant la matérialité de la laine dans leur processus de création et se distinguant des peintres qui créaient seulement une maquette en petit format. À partir des années 1980, du rang de simple modèle, le carton a parfois pris le statut d’œuvre artistique. Certaines ventes publiques ont reflété cette évolution avec des cartons dont le prix de vente dépassait parfois leur double tissé.

En fonction du type de maquette et de la volonté de l'artiste, de la méthode de travail, de la taille et des effectifs des ateliers, si la personne réalisant le carton effectue elle-même le tissage ou non, etc., cette traduction en vue d'une "mise en laine" varie beaucoup. Le carton peut être plus ou moins éloigné de l'œuvre originale, d'un simple agrandissement à l'échelle de la tapisserie avec quelques indications, transcription fidèle de l'image modèle et de ses couleurs telles que les a conçues l'artiste, à une traduction complète de l'œuvre, dont les variations, dégradés, etc., sont transposés en codes graphiques indiquant des techniques de tissage particulières, et les couleurs peuvent être remplacées par des numéros. Chaque numéro correspond alors à une couleur de laine provenant de l'assortiment en chapelet obtenu grâce aux recherches d'un coloriste.

Aujourd'hui, même si les cartonniers restent d'habiles dessinateurs, la plupart des cartons sont réalisés au moyen d'impressions numériques ou de tirages photographiques.